Le déploiement de l'HYDROGÈNE
LA SYNTHÈSE
(Table ronde organisée le 18 juin 2021)
Pierre-Franck Chevet, Président d’IFPEN : ouverture
François Kalaydjian, Directeur Économie et Veille (IFPEN) : animation de la table ronde
Hoang Bui, Coordonnateur de la stratégie nationale hydrogène, Secrétariat général pour l’investissement
Quelle est la stratégie hydrogène de la France ?
L’hydrogène est un vecteur important de la décarbonation de l’industrie et de la mobilité et sa contribution à la neutralité carbone en 2050 est essentielle. C’est pourquoi l’État français a défini une stratégie nationale hydrogène visant à établir une filière souveraine sur la base des savoir-faire français.
La France vise ainsi à développer d’ici 2030 6,5 GW de capacité d’électrolyse pour produire de l’hydrogène, soit environ 700 fois plus qu’aujourd’hui. Le recours à cet hydrogène bas-carbone permettra d’éviter l’émission de 6 millions de tonnes de CO2/an, soit l’équivalent de 350 000 voitures à essence. La création de la filière devrait en outre s’accompagner de 150 000 nouveaux emplois.
La France a décidé d’investir 7 milliards d’euros d’ici 2030, dont 3 milliards d’ici 2023, pour soutenir le déploiement massif de l’hydrogène. Ces investissements sont destinés à irriguer toute la chaîne de valeur de la R & D, au travers du développement de procédés innovants de production d’hydrogène, jusqu’au déploiement dans les territoires, en aidant les collectivités à acquérir des électrolyseurs et des véhicules à hydrogène. L’objectif : baisser les coûts, afin que l’hydrogène décarboné devienne aussi compétitif que l’hydrogène produit à partir des hydrocarbures fossiles.
À titre d’exemple, fin 2020, la France a investi 60 millions d’euros dans la filière aéronautique française pour des études de faisabilité de l’avion à hydrogène de demain dans le cadre d’une plateforme Nouvelles énergies pour l'aéronautique portée par la filière aéronautique. L’Etat a également annoncé son soutien, à hauteur de 47 millions d’euros, à 4 régions pour l’acquisition de trains régionaux à hydrogène d’Alstom, représentant un investissement total de 300 millions d’euros. Enfin, l’État lance un certain nombre d’appels à projet, notamment « Écosystèmes territoriaux Hydrogène », qui a vocation à soutenir les collectivités. Il compte déjà plus de 50 projets actuellement en instruction.
Pourquoi prioriser l’hydrogène électrolytique par rapport à la production d’hydrogène décarboné par captage de CO2 ?
Ce choix découle de la stratégie française pour la souveraineté énergétique et technologique. La France a fait le choix de procéder à l’arrêt progressif de la production d’hydrocarbures et privilégie les énergies renouvelables (EnR) et le parc nucléaire pour produire son électricité. À ce titre, elle a logiquement adossé sa stratégie nationale hydrogène au développement des électrolyseurs qui utilisent cette électricité. Elle a par ailleurs investi depuis longtemps dans les procédés d’électrolyse et souhaite aujourd’hui valoriser ces investissements.
Cela étant, elle n’exclut pas le captage et stockage de CO2 et l’a d’ailleurs inscrite dans la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) et la stratégie d’accélération de la décarbonation.
L’Allemagne a prévu d’importer une partie de son hydrogène, à la différence de la France. Pourquoi avoir fait le choix de cette souveraineté ?
La souveraineté ne doit pas être confondue avec la notion d’autarcie. Si la France investit dans le déploiement de l’hydrogène et soutient des Gigafactory d’électrolyseurs, de piles à combustible ou encore de réservoirs (gazeux ou cryogéniques), c’est aussi pour adresser l’export et la valorisation de ces investissements à l’international.
Le pari de la souveraineté repose en outre sur des fondements économiques. Des études anticipent que la courbe des coûts de l’hydrogène décarboné croisera celle de l’hydrogène dit « fossile » d’ici 2030, ce qui permettra à la France d’atteindre une parité de prix entre l’hydrogène national et l’hydrogène importé.
Catherine Azzopardi, Directrice Environnement et Énergie à la région Auvergne Rhône-Alpes
Comment le projet Zero Emission Valley a-t-il été mis en œuvre à l’échelle du territoire ?
La région Auvergne Rhône-Alpes se définit en quelques mots par ses 8 millions d’habitants, ses 3 métropoles, ses 26 centres de recherche, et ses 8 pôles de compétitivité dont 3 accompagnent en particulier la filière hydrogène (Tenerrdis, Axelera et CARA). Première région industrielle de France, la région produit en outre 30 % des EnR françaises grâce à son hydroélectricité. Elle compte enfin cinq des dix territoires français en tension sur la qualité de l’air, ce qui en fait un territoire particulièrement disposé au développement du vecteur hydrogène.
Le projet de mobilité Zero Emission Valley est né en 2017 à la suite du projet HYWAY (2014). Financé par l’Europe, l’ADEME et la région, il consiste dans le déploiement d’un réseau d’infrastructures de production et de distribution d’hydrogène renouvelable (20 stations) et d’une flotte captive de véhicules pour les entreprises et les collectivités (1200 véhicules) et vise l’établissement d’un mode économique pérenne.
La première innovation de ce projet concerne la gouvernance, car elle est pilotée par Hympulsion, une société commerciale publique-privée. Parmi ses actionnaires figurent deux industriels (Engie et Michelin), deux banques (la banque des territoires et le Crédit Agricole) et la Région. Si l’entrée au capital de la Région - dans le cadre de la loi LOM (2017) - est l’aboutissement d’un processus complexe, elle a également été la condition de la diversité des partenaires, ce qui a permis d’engager des points de vue et des compétences différentes et de mieux servir l’innovation.
La deuxième innovation a trait au choix du mode de déploiement. Il a consisté à développer des écosystèmes locaux en associant au projet les villes et les agglomérations volontaires : elles coordonnent et animent les entreprises de leur territoire, en tant que futurs acquéreurs de véhicules, elles accompagnent également le choix du foncier. Cette gouvernance concertée a mené à la création d’une communauté de pionniers, particulièrement importante pour sécuriser la prise de risques propre à l’expérimentation.
Enfin, le modèle économique, qui vise une rentabilité de long terme, assoit le montant des subventions sur le nombre de kilomètres parcourus par le véhicule afin d’inciter les collectivités et les entreprises à identifier les véhicules les plus roulants de leur flotte. Il propose également à l’utilisateur de s’engager sur un forfait de consommation d’hydrogène, ce qui contribue à la viabilité du projet.
4 ans après le lancement de Zero Emission Valley, la société Hympulsion est aujourd’hui structurée et ses actionnaires sont motivés pour agrandir son périmètre à la mobilité lourde et mettre notamment en place des écosystèmes de montagne.
Quels enseignements pourriez-vous partager avec d’autres régions en matière de gouvernance, de calendrier ou de choix économique ?
Un projet comme celui-ci requiert une certaine agilité : la gouvernance publique-privée permet précisément de trouver collectivement de nouvelles solutions pour surmonter les difficultés propres à une démarche pionnière. L’implication des territoires et la multiplication des interactions sont par ailleurs indispensables à la construction et à la consolidation de l’écosystème hydrogène.
Par ailleurs, les retards dans le calendrier, s’ils créent des difficultés, invitent à ne pas se reposer sur un programme mais à continuer d’imaginer le projet. Ils ont par exemple conduit à étendre son périmètre à d’autres véhicules (autocars, camions, et dameuses dans le cadre des écosystèmes de montagne), ou à recalibrer le déploiement des électrolyseurs.
Le projet comptait en effet 20 stations et 15 électrolyseurs au départ et postulait que 5 stations autour de Lyon pouvaient bénéficier d’un électrolyseur centralisé. Or une première expérimentation à Chambéry a montré qu’un électrolyseur de 200 kilos ne permettait pas d’offrir un prix compétitif aux usagers. Le projet a donc été réorienté en faveur de 3 électrolyseurs de 2 MW minimum, avec un électrolyseur centralisé par bassin économique pour la mutualisation des usages.
Adamo Screnci, VP Hydrogène, TotalEnergies
Quelle est la politique hydrogène de TotalEnergies ?
L’hydrogène s’intègre dans la politique climatique de TotalEnergies et son engagement pour la neutralité carbone à horizon 2050. TotalEnergies développe en effet une offre de produits et de services énergétiques dotée d’une forte ambition en matière d’EnR dont l’hydrogène est la continuité. L’objectif est de fournir aux clients plus d’énergie décarbonée par le biais d’une diversification des sources d’énergie.
TotalEnergies s’appuie de facto sur la technologie de captage du CO2 et sur l’hydrogène décarboné, l’un des 7 piliers de la transition énergétique, car ce dernier permet de connecter gaz, électricité, liquide et chimie.
Sa priorité est de fournir de l’énergie décarbonée au moyen de toutes les technologies disponibles (bleues, vertes ou jaunes), leur adaptabilité et leur complémentarité permettant d’atteindre un optimum économique et sociétal nécessaire à l’atteinte des objectifs de neutralité carbone.
TotalEnergies vise notamment à faire passer l’hydrogène d’une molécule de spécialité à une molécule de commodité au travers de projets massifs de production d’hydrogène, d’une mise à l’échelle et d’une réduction des coûts.
Un certain nombre de difficultés restent encore à lever. Il s’agit notamment de :
- Développer la compétitivité et la disponibilité des énergies renouvelables ;
- Construire des infrastructures, car aujourd’hui 99,5 % de l’hydrogène est consommé sur son lieu de production. Le transport du gaz est par ailleurs beaucoup moins cher que le transport de l’électron ;
- Faciliter les usages et la demande : le rôle des gouvernements est primordial dans la mesure où ce sont eux qui initient les premiers marchés à l’aide d’une réglementation transparente et incitative ;
- Interconnecter les infrastructures à l’échelle européenne, dans la perspective de plus long terme d’une interconnexion internationale nécessaire au transport longue distance de l’hydrogène sous ses différentes formes.
Enfin, l’importance des partenariats est à souligner, en particulier à ce stade du déploiement, mais également tout au long du processus, afin de sécuriser les projets. Le projet MassHylia par exemple, au sein duquel TotalEnergies collabore avec Engie, montre que tous les industriels sont prêts à travailler ensemble.
Annoncé cette année pour alimenter la raffinerie de La Mède, MassHylia est un exemple de projet intégré de production renouvelable de 100 MW qui utilisera un électrolyseur de 40 MW pour produire en moyenne 5 tonnes/jour d’hydrogène vert et réduire les émissions de CO2. Grâce au système de stockage, l’excès d’électricité renouvelable pourra être réinjecté sur le réseau.
Les sociétés peuvent-elles supporter les investissements nécessaires au déploiement de l’hydrogène ?
En 2016, la France avait établi un plan hydrogène à 100 millions. Il est de 7 milliards aujourd’hui, soit 70 fois plus important. Rien n’empêche d’aller plus loin, d’autant qu’à ces investissements sont associées des externalités positives également à prendre en compte : la protection de l’environnement, la lutte contre le changement climatique lui aussi très coûteux en termes de catastrophes naturelles, la création d’emplois, ou encore l’équilibre géopolitique international.
Les organismes financiers ont par ailleurs développé une véritable appétence pour investir dans les domaines de la décarbonation. Le déploiement de l’hydrogène ne devrait donc pas connaître de freins économiques et financiers.
Gaëtan Monnier, Directeur du Centre de Résultats Transport, IFPEN
En matière de mobilité, pourquoi hydrogène ne rime-t-il pas nécessairement avec électrification ?
Les émissions considérées en mobilité concernent les émissions locales et la mobilité zéro émission est principalement associée à l’électrification. Le stockage d’énergie électrique connaît cependant des limites en termes de volume, de poids, de temps de recharge et de coût, ce qui incite à rechercher des alternatives. L’hydrogène offre une solution en tant que vecteur énergétique, car il peut servir à stocker de l’électricité d’origine renouvelable avant d’être retransformé en électricité.
Cependant, les nécessaires étapes de la conversion de l’électricité vers l’hydrogène, puis de l’hydrogène vers l’électricité supposent une perte de rendement global : un véhicule parcourt deux à trois fois plus de kilomètres en utilisant directement l’énergie électrique qu’un véhicule à pile à combustible hydrogène (PaC).
Pour rappel également, un kilogramme d’hydrogène équivaut en énergie à 3,5 litres de carburants, 6 litres d’éthanol et 33 kWh, soit l’équivalent de la batterie de la voiture électrique Dacia Spring. Par ailleurs, le volume de l’hydrogène liquide est 4 fois supérieur au volume d’un hydrocarbure.
Quels sont dans ce contexte les usages de l’hydrogène ? Il peut compléter les besoins que l’électricité ne couvre pas et accompagner l’électrification de l’automobile déjà en marche. L’hydrogène est donc utile aux transports pour lesquels les besoins en termes d’énergie embarquée et de capacité de recharge sont importants (ferroviaire non électrifié, fret routier, maritime, engins de chantier, off road, etc.)
Par ailleurs, l’hydrogène ne rime pas nécessairement avec électrification. Si les transports s’électrifient, le groupe motopropulseur électrique peut en effet avoir recours à la PaC pour satisfaire le besoin d’autonomie. Il s’agit alors de transformer de façon électrochimique l’hydrogène et l’oxygène de l’air en eau et en électricité pour propulser le véhicule. Mais on peut aussi envisager un moteur thermique à hydrogène : la combustion de l’hydrogène permet alors la propulsion mécanique du moteur et la transformation d’oxydo-réduction génère directement du travail, sans qu’il y ait besoin de passer par l’intermédiaire d’un moteur électrique.
PaC ou moteur thermique, chaque solution possède ses avantages et ses inconvénients et s’adaptera en fonction des usages :
- La PaC n’émet aucune émission locale de polluant, n’est pas bruyante (à l’exception des accessoires), possède l’agrément de la propulsion électrique et un rendement élevé, voire très élevé, mais à faible charge (15 à 20 % de la puissance maximale). Ce plus faible rendement à forte puissance, qui nécessite par ailleurs un refroidissement induit, constitue d’ailleurs un point d’attention. Le coût de la production lié à la présence de platines ainsi que la fiabilité, en particulier la sensibilité de la PaC à la pureté de l’air et de l’hydrogène, constituent également d’autres sujets de vigilance.
- Le moteur à hydrogène pour sa part est fiable et moins cher à produire car la filière existe déjà et les technologies sont maîtrisées. Il est également moins sensible à la pureté de l’air et de l’hydrogène, ce qui peut s’avérer particulièrement avantageux pour des engins de chantier dans un environnement chargé en particules. Le moteur à hydrogène émet cependant des émissions de polluants (NOx essentiellement), ce que des solutions de combustion devraient permettre d’éviter, notamment au travers de la limitation de la température de combustion ou de l’utilisation de systèmes de post-traitement. Le rendement des motorisations, autre point d’attention sur cette solution, a progressé. Le fonctionnement en mélange très pauvre et les nouveaux systèmes de combustion des moteurs permet en effet d’atteindre des rendements maximums compétitifs entre 45 et 50 %, notamment pour les usages à forte charge.
Enfin, l’hydrogène peut aussi être considéré plus largement : il peut être transformé en d’autres vecteurs énergétiques, à travers des molécules plus sophistiquées utilisables dans d’autres applications : dans le domaine maritime, l’ammoniac, capable de stocker l’hydrogène, peut servir de carburant pour les moteurs des navires ; combiné au captage du CO2 ou à l’utilisation de la biomasse, il peut servir à la production des carburants de synthèse notamment pour l’aéronautique.
Besoin de forte capacité d’énergie, autonomie, longue durée d’utilisation, lequel de ces critères est le plus différenciant et le plus favorable à l’utilisation de l’hydrogène par rapport à une alternative électrique ?
L’utilisation de telle ou telle solution dépendra des usages. L’électrique convient très bien si le véhicule est utilisé 5 % du temps, comme c’est le cas aujourd’hui pour les véhicules particuliers. Au-delà, la question se pose si la capacité de ravitaillement en énergie ou en temps est limitée.